Spazio Vivo (Virgilio Forchiassin Design) de Snaidero. Née en 1968 du cerveau fertile de Virgilio Forchiassin, cette cuisine dessine des scénarios de styles de vie novateurs et avant-gardistes. Les fourneaux et l’évier sont disposés sur un même îlot portant le nom de « bloc central ». Tout autour sont agencés les autres blocs, selon un principe innovant, qui permet de les déplacer, de les ouvrir ou de les fermer selon leurs usages. Ces blocs sont en fait reliés entre eux sur l’un de leurs bords, favorisant un aménagement personnel, selon les besoins et les envies. © Snaidero
Le design et la cuisine : une rétrospective
Un voyage à travers le temps qui, des États-Unis à la France en passant par l’Italie et l’Allemagne, nous plonge dans les rapports qu’entretiennent, depuis bientôt 180 ans, le design et la cuisine.
NDLR : le mot « design » fait l’objet de nombreuses définitions et – à en croire les puristes – est quelque peu galvaudé de nos jours. Pour notre part, nous considérerons dans cet article que, en sus de sa connotation esthétique, le rôle du design est de répondre à des besoins, de résoudre des problèmes, de proposer des solutions nouvelles ou d’explorer des possibilités pour améliorer la qualité de vie des êtres humains.
La cuisine à l’origine du design… qui l’eût cru ? Dans un ouvrage (1) qu’elle consacre à l’histoire de cette discipline, Alexandra Midal est pourtant formelle : porté par une volonté féministe et abolitionniste, le design est né en 1841 aux États-Unis… dans la cuisine. Pionnière de la rationalisation à la maison, Catharine Beecher, « à partir de l’organisation fonctionnelle du travail dans les usines, applique des principes scientifiques qui permettent à la ménagère d’économiser du temps et de s’épargner une fatigue inutile », écrit ainsi la théoricienne et historienne du design. « Par exemple, elle invente la surface de préparation des aliments, ou plan de travail, qui permet de réunir sur une seule surface horizontale tout ce qui doit être découpé, émincé, taillé, etc. afin que cette étape de la préparation puisse être coordonnée et simplifiée sans que la cuisinière n’ait à se déplacer inutilement. »
Ce parti-pris prend également une dimension politique : en plaidant pour une maison — et notamment une cuisine —automatisée et ergonomique, Catharine Beecher entend bien démontrer qu’il est désormais possible de se passer d’esclaves pour assurer les tâches domestiques. Pour la sœur d’Harriet Beecher Stowe (auteure de « La case de l’oncle Tom »), l’approche du design est tout autant, voire plus, idéologique que strictement fonctionnaliste.
La France ouvre la cuisine sur le séjour
C’est donc à l’Amérique que nous devons la naissance de cette discipline. Ce pays, qui vient tout juste d’entamer une « conquête de l’Ouest », voit déjà, à en croire Alexandra Midal, éclore le design à travers le prisme des évolutions sociales qui ont lieu au sein de la cuisine. De là à penser que cette pièce doit tout à l’influence du Nouveau Monde, il n’y a qu’un pas à faire. Nous le franchirons cependant avec beaucoup de prudence.
Certes, nous parlons volontiers de « cuisine américaine » pour évoquer ces réalisations ouvertes sur le séjour. Mais dans deux de ses ouvrages (2), Monique Eleb, professeure à l’École nationale d’architecture de Paris-Malaquais, rétablit la vérité sur cette imposture. Car la cuisine ouverte est née en France, n’en déplaise aux grincheux, au début du XXe siècle. C’est, entre autres, la fondation Groupe des Maisons Ouvrières (GMO, plus tard Fondation Lebaudy) qui va se distinguer en la matière et présenter, en 1905, une petite cuisine équipée dans la salle commune. D’après la fondation, « cette disposition de cuisine-salle à manger avec ses nombreux placards permet aux ouvriers peu aisés de n’avoir d’autres meubles qu’une table et des chaises. » Trois ans plus tard, en 1908, la GMO propose, à travers un projet situé avenue Daumesnil (75012), deux types de logements, dont l’un est doté d’une cuisine alcôve, ouverte sur la salle à manger.
Dans un article publié chez notre confrère culturecuisine-lemag.com, Monique Eleb écrit : « Le tour de passe-passe a donc consisté à transformer un dispositif destiné à réduire la surface de l’habitat populaire en un produit labellisé américain donc moderne, d’avant-garde. Et aujourd’hui, ce passé populaire est bien oublié puisque la modernité et le luxe dans certaines couches sociales passent par la cuisine ouverte, “américaine” [sic]. La télévision, en annulant, dans les sitcoms, la cloison entre le séjour et la cuisine pour mieux faire passer la caméra, a fait le reste. »
L’Italie donne le ton en matière de design
Tandis que s’opère, dans l’Hexagone, cette révolution marketing, nos voisins transalpins s’emparent de ce sujet qu’est le design appliqué à la cuisine équipée avec tout le talent qu’on leur connaît. Fort du concours de nombreux créateurs, ils vont radicalement transformer l’image que l’on se fait de cet exercice. Boffi, par exemple, qui a présenté en 1954 la première cuisine en couleur («Série C» par Asti, Favre et Boffi), franchit un nouveau pallier dans les années 60: conçue en 1963, la «MiniKitchen» de Joe Colombo va ainsi être exposée à la triennale de Milan ainsi qu’au MoMA (Museum of Modern Art).
Quelques années plus tard, le célèbre musée new-yorkais fera également les honneurs à la cuisine «Spazio Vivo », imaginée par Virgilio Forchiassin en 1968 pour Snaidero. L’Italie vient de prendre le leadership en matière de design dans la cuisine et, aux yeux de nombres d’acteurs de la discipline, ne le lâchera plus.
Les designers français apportent leur contribution
On ne compte désormais plus les collaborations entre fabricants transalpins et créateurs : Aran Cucine et Stefano Boeri ; Scavolini et Luca Nichetto ; Snaidero et Pininfarina ; Cesar et Garcia Cumini, etc. Mais quid de nos compatriotes? Ora-ïto, pour Scavolini, ou encore Philippe Starck pour Warendorf ont certes apporté leur pierre à l’édifice, mais notre patrimoine en matière de design dans la cuisine demeure plus modeste.
Il ne faut cependant pas occulter l’apport d’une marque comme Arthur Bonnet qui, à travers une collaboration avec des créateurs comme Thibault Desombre ou encore Christian Ghion, s’efforçait, il y a quelques années encore, de porter bien haut les couleurs de notre beau pays dans cette discipline.
Et l’Allemagne dans tout ça ?
Quid des fabricants allemands qui, à l’heure où nous écrivons ces lignes, dominent de manière assez nette le marché de la cuisine en Europe: ont-ils marqué de leur influence l’histoire du design appliqué à la cuisine équipée ? D’une certaine manière, oui… Selon notre confrère précédemment cité, culturecuisine-le-mag.com, les industriels d’outre-Rhin, s’ils ne collaborent avec des designers de renom que de manière très parcimonieuse, ont tout de même «bâti leur développement – avec un succès éclatant – sur une politique appliquée d’investissements massifs dans l’outil de production, le rendant toujours plus performant et permettant d’en sortir de plus grands volumes de cuisines tout en maintenant, voire améliorant leur qualité, et en les proposant à des tarifs attractifs. Par la mise en œuvre d’un cercle vertueux applicable depuis le début de l’économie moderne, l’attractivité tarifaire des modèles de cuisine allemands a permis à leurs fabricants d’en vendre davantage, donc de gagner davantage d’argent pour moderniser leurs chaines de production, donc de produire de plus grandes séries, donc d’être toujours plus compétitifs […] Ce dernier point est crucial pour comprendre les raisons du succès de l’industrie allemande de cuisine. Car, ce faisant, ses acteurs ont inventé le style qui a connu la meilleure réussite de l’histoire de ce marché depuis son apparition : le contemporain européen. Entendez, celui qui plait aux consommateurs des pays de l’U.E, ou à minima de l’Europe de l’ouest, ce qui représente tout de même un nombre de clients potentiels suffisant pour ouvrir l’appétit de tout industriel désireux de développer ses affaires.»
Voilà qui méritait d’être précisé !
1 « Design : introduction à l’histoire d’une discipline » Pocket Agora, collection dirigée par Benoît Heilbrunn. Par Alexandra Midal.
2 « L’invention de l’habitation moderne, Paris 1880-1914, Architectures de la vie privée. Suite. » 1995, Monique Eleb avec Anne Debarre, Éditions Hazan et Archives d’Architecture Moderne.
« Vu de l’intérieur, habiter un immeuble en Île- de-France, 1945-2010. » Monique Eleb et Sabri Bendimérad, Archibooks + Sautereau Éditeur. Ouvrage et exposition commandités par l’Ordre des architectes d’Île-de-France.