STILO DE SCAVOLINI (DESIGN SPALVIERI & DEL CIOTTO). Ce projet revisite la cuisine et l’aborde comme un espace « qui favorise la convivialité, la rencontre entre des personnes et des histoires et la création de liens, en lui apportant une empreinte architecturale et matérielle, associée à une fonctionnalité maximale, souligne le fabricant transalpin. Le design du projet se caractérise notamment par ses lignes géométriques et épurées qui apportent à chaque configuration une forte valeur formelle et une harmonie des volumes, afin de créer une alliance parfaite entre esthétique et organisation. » Signe distinctif de ce projet, le cylindre : un élément repris horizontalement et verticalement dans la conception et qui permet de réaliser des poignées, ou encore des étagères et autres supports divers destinés au rangement.
Le design et la cuisine équipée : un paradoxe ?
Le design peut-il apporter une valeur ajoutée à la cuisine équipée, qui n’est pas, par définition, un produit “fini”, et dont l'esthétique et la fonctionnalité dépendent en grande partie du travail d’agencement du cuisiniste ? L’hyper standardisation qui caractérise l’offre actuellement disponible sur le marché ne rend-elle pas le travail du designer sans objet ? Autant de questions posées par la rédaction de Cuisines & Bains Magazine...et auxquelles ont répondu – sans langue de bois – des créateurs de renom.
La rédaction de Cuisines & Bains Magazine ne saurait prétendre au statut d’expert en matière de design. Du reste ce terme – quelque peu galvaudé de nos jours à en croire les puristes – fait l’objet de nombreux usages, parfois très différents les uns des autres, et désigne une activité ardue à cerner selon les vocations (industrielle, commerciale, etc.) auxquelles on la destine. Il convient donc, en guise de préambule, d’adopter pour cette discipline une définition suggérée par des experts, et qui tiendra lieu de “fil d’Ariane” à l’article.
Designer et directeur de conception pour la marque d’électroménager Elica, Fabrizio Crisà estime par exemple que « le design n'entretient qu'un simple rapport avec la notion d'esthétique. Il ne s'agit pas tant de concevoir un produit pour le seul plaisir des yeux que d'améliorer la qualité de vie des gens, en interaction dans une société en constante évolution. Pour ce faire, le designer doit étudier les évolutions de nos modes de vie et de consommation, afin d’adapter à ces dernières les produits qu'il conçoit. Certes, l'esthétique pure doit y trouver son compte, mais elle ne saurait être dissociée de la fonctionnalité et du confort de vie. En somme, l'esthétique ne doit pas être considérée comme une fin en matière de design... mais comme l'un des moyens permettant d'obtenir le produit le plus abouti possible. »
C’est une définition qui nous sied ; aussi considérerons-nous dans cet article que, en sus de sa connotation esthétique, le design vise à répondre à des besoins, à résoudre des problèmes, à proposer des solutions nouvelles ou à explorer des possibilités pour améliorer la qualité de vie des êtres humains.
LE DESIGN ET LA CUISINE ÉQUIPÉE SONT-ILS COMPATIBLES ?
Aussi, en partant de ce postulat, nous sommes-nous posés une question: le design peut-il s’appliquer à la cuisine équipée ?
Nous nous excusons par avance auprès de celles et ceux qui jugent naïve – voire déplacée – ladite question mais, comme nous l’avons établi en incipit de cet article, nous sommes tout sauf des spécialistes en matière de design. Toutefois, il nous semble légitime d’aborder ce sujet dans la mesure où, à la différence d’une lampe, d’un canapé, d’une chaise ou encore d’une table, la cuisine équipée n’est pas un produit “fini” ; on ne part pas avec sous le bras en sortant du magasin une fois qu’on l’a achetée. Si elle répond à des besoins et résout des problèmes, c’est en grande partie grâce au savoir-faire du cuisiniste en charge de concevoir un agencement sur mesure, qui déjoue les éventuelles contraintes que présente la pièce à laquelle la cuisine est destinée et optimise le confort de vie dans cette dernière.
Cette question, nous l’avons donc posée à plusieurs designers de renom qui – nous ne vous le cacherons pas – y ont parfois répondu sans équivoque... mais toujours avec gentillesse, et nous les en remercions.
Tel le Studio Garcia Cumini, inauguré en 2012 en fusionnant les cultures italienne et espagnole, en unissant les expériences de Vicente García Jiménez et de Cinzia Cumini... et qui collabore avec des marques prestigieuses, dont le fabricant transalpin de cuisines équipées Cesar : « Nous travaillons dans le monde du design depuis plus de 25 ans et, franchement, nous n'avons jamais constaté que la cuisine n'était pas d'une importance primordiale... non seulement pour les designers qui, depuis des années, collaborent avec les marques de cuisine pour développer des produits de plus en plus sophistiqués et élégants, mais aussi pour les consommateurs, affirment Vicente García Jiménez et Cinzia Cumini. Si les objets et les accessoires individuels sont certainement plus enclins à subir des transformations stylistiques qui leur permettent de devenir iconiques et reconnaissables, il n'en reste pas moins que la cuisine est souvent le premier es- pace à être conçu lorsqu'un projet d'habitation débute. »
Une opinion que partage Franco Drisuso, designer pour la marque Arrital : « Contrairement aux produits “finis” que vous évoquez, la cuisine s'intègre à l'architecture intérieure et est, de fait, étroitement liée à cette dernière en termes de composition et d’agencement. Il est donc évident que la cuisine elle-même devient une “micro-architecture” plutôt qu'un élément de design à part entière. Ça n'est d’ailleurs pas un hasard si elle constitue le premier et le plus important élément d'ameublement d'une maison: elle doit donc être conçue avec soin, tant du point de vue des dimensions, de l'ergonomie et de la fonctionnalité, que du point de vue des “connexions” tech- nologiques qui en découlent. »
« Les chaises, les tables, le canapé ont une fonction simple, liée le plus souvent à un seul geste : s'asseoir, manger, se détendre, etc. Ce sont des objets, ni plus ni moins, avance Emanuele Orlando, designer pour la marque Snaidero. En revanche, la cuisine rassemble de nombreux éléments et induit une variété de gestes, destinés à plusieurs fonctions : ranger, laver, cuisiner, etc. Par ailleurs, elle participe de l'architecture de l'environnement dans lequel elle s’inscrit. C'est la raison pour laquelle l’application du design à la cuisine équipée se révèle plus complexe... et en même temps plus gratifiante. »
Designers d’envergure internationale, Simone Spalvieri et Valentina Del Ciotto ne pensent pas autrement : « Nous n'avons jamais pensé que la cuisine n'était pas propice à un travail de créateur, tiennent à souligner les fondateurs du studio éponyme, et qui viennent de concevoir le modèle Stilo pour la marque italienne Scavolini. En effet, après avoir acquis de l'expérience dans différents secteurs du design, nous pouvons affirmer qu’elle est l'un des “produits” les plus intéressants et les plus complexes à développer pour un designer. Aujourd'hui, concevoir une cuisine ne signifie pas seulement choisir des couleurs et des finitions, mais aussi aller au fond des processus industriels, optimiser les moules, évaluer à l'avance la grande complexité des éléments qui composeront l'ensemble du projet, etc. Tout doit fonctionner de concert, et c'est la raison pour laquelle le design est un élément fondamental de la cuisine contemporaine. La technique et l'électronique participent d’ailleurs du projet : la cuisine intègre un système d’éclairage, des appareils électroménagers, est parfois connectée, et doit également afficher une esthétique cohérente avec la cible de référence. Tout cela relève du design industriel ! »
LE DESIGN PERMET AU CUISINISTE DE CONCEVOIR DES PROJETS UNIQUES !
Architecte et designer, Bina Baitel évoque elle aussi l’intérêt que présente à ses yeux la conception d’une cuisine équipée: « Elle n’est certes pas un produit “fini” comme peut l’être un fauteuil, une console ou une table... et c’est précisément en cela qu’elle se révèle passionnante à travailler en matière de design, précise la créatrice, qui a récemment signé la collection Origine pour Cuisines Morel. Il faut la penser à travers un prisme bien particulier, en permettant notamment au cuisiniste de se l’approprier et d’adapter les agencements auxquels il la destine, en fonction des besoins et des attentes de ses clients. En cela, la conception d’une cuisine équipée représente, pour la designer que je suis, un “challenge” en plus; et c’est ce qui fait à mes yeux tout son charme et son intérêt ! »
Nous en revenons donc à notre première question : si la cuisine équipée doit en grande partie sa valeur ajoutée au travail d’agencement du cuisiniste, quid du rôle du designer ? « Le projet est entre les mains du cuisiniste et/ou de l'architecte d'intérieur qui crée l'espace fonctionnel et ergonomique de l'environnement de la cuisine, c’est entendu ; mais c'est le designer qui, en amont, lorsqu'il pense le modèle, doit donner à l’agenceur les outils pour concevoir des espaces uniques avec les matériaux, les formes et les signes distinctifs d'un modèle par rapport à un autre », tient à souligner Emanuele Orlando. Et Simone Spalvieri et Valentina Del Ciotto de préciser : « Certes primordial, le travail du cuisiniste est aussi, d’une certaine manière, subordonné aux possibilités offertes par le modèle tel que le designer l’a pensé. Concevoir une cuisine revient ainsi à construire un “boulier“ d’éléments, qui peuvent ensuite être utilisés par le cuisiniste ou l'architecte d'intérieur afin de mettre en place un nouveau scénario de vie. Le projet de conception constitue donc la base de toutes les personnalisations ultérieures. Il est clair, en revanche, que si nous parlons d'un produit dit “artisanal”, la situation change ; mais, dans ce cas, des critères de temps, de coûts et de méthodes de production différents de ceux de l'industrie entrent en jeu. »
« Il convient également d'ajouter qu'au cours des dernières années, le cuisiniste (ou l’architecte d’intérieur, NDLR.) est monté en compétences de manière significative, rebondit Emanuele Orlando ; bien souvent, il peut faire état d’une formation en design ou en architecture, qui l'amène à être plus sensible au facteur esthétique, et pas seulement au facteur pratique et fonctionnel de la vie dans la cuisine. »
Ce qui, au passage, démontre que la notion d’esthétique tient, quoi qu’on en dise, un rôle important en matière de design, comme l’affirme Emanuele Orlando : « Il y a quelques années encore, la cuisine était dédiée à la seule préparation des repas ; son aspect esthétique était reléguée au second plan... au profit de la fonctionnalité “pure”, liée au simple fait de cuisiner. Or Snaidero a été l'un des premiers fabricants à faire évoluer cette tendance, en invitant les designers à lier la fonction à l'esthétique, à la beauté. La cuisine est ainsi devenue un meuble design représentatif d'un statut social. »
HYPER STANDARDISATION : UN DÉFI À RELEVER POUR LE DESIGNER
Autant de propos qui légitiment, donc, l’intervention du designer dans le processus de conception d’une cuisine... même si ce dernier est un travail collectif : « La cuisine est un système et, en tant que tel, elle nécessite une planification minutieuse, remarquent Vicente García Jiménez et Cinzia Cumini. Pour permettre cette dernière, les créateurs, les marques et les distributeurs doivent travailler main dans la main pour développer des produits modulaires qui répondent aux besoins du client final. À titre d’exemple, les catalogues de Cesar intègrent des modèles présentant des caractéristiques esthétiques très différentes. Par exemple, pour ceux qui recherchent des lignes plus architecturales et monolithiques, il y a les modèles N_Elle, tandis que d'autres préfèrent une cuisine aux formes plus courbes et organiques, comme Tangram, ou un style contemporain et jeune, comme Unit. Tout cela est le résultat d'une recherche méticuleuse que nous menons depuis 2014, et qui a contribué à façonner chaque élément de chaque produit. Le rôle des marques dans le soutien à la conception des produits est fondamental, et Cesar est toujours activement impliqué dans le processus créatif. »
Quid, cependant, de l’hyper standardisation qui, à en croire nombre d’observateurs avisés du marché, caractérise l’offre actuellement disponible sur le marché: ne rend-elle pas le travail du designer inutile ou caduc ? Pas si l’on en croit Emanuele Orlando : « La cuisine est devenue standardisée en matière de modularité, principalement en raison des éléments technologiques qui la composent, comme les appareils électroménagers. Cela ne doit toutefois pas être considéré comme un élément pénalisant, mais plutôt comme un défi incitant à créer quelque chose de nouveau. Les solutions les plus innovantes naissent dans l'esprit d'un créateur, et ce d'autant plus qu'il y a des contraintes à surmonter. Dans le cas de la cuisine, le plus grand défi est de rendre harmonieuse l'union de la fonction, de la technologie et de l’esthétique... avec l'utilisation de matériaux et de formes qui créent le design. »
« Dans une cuisine contemporaine, tout n'est pas standardisé, précisent d’ailleurs Simone Spalvieri et Valentina Del Ciotto. Les structures internes le sont parce qu'elles nécessitent des étapes de production et de stockage très complexes et coûteuses. Pour le reste, tout peut être conçu. » Et de poursuivre : « Pour nous, la “limite” devient toujours un élément de construction du projet. Nous adorons nous confronter aux limites parce qu'elles nous permettent d'innover, de déplacer le projet vers d'autres domaines et de lui donner de nouvelles significations. »
« Dans les années 1990 et au tout début des années 2000, la forte influence du minimalisme a conduit à une esthétique si pure et si simple qu'elle est devenue presque universelle, précisent à ce sujet Vicente García Jiménez et Cinzia Cumini. Suite à ce phénomène, certains fabricants ont eu l'impression de perdre leur identité. Aussi la collaboration avec le monde du design leur a-t-elle permis de retrouver leurs valeurs d'origine et d'adapter ces dernières à un nouveau public. »
Le design comme un rempart à l’hyper standardisation dans le domaine de la cuisine équipée ? Ma foi, pourquoi pas, après tout ?