Nautila (design Franco Driusso) d'Arrital
Cuisine de designer : produit d’image ou levier de croissance ?
Considérée par certains comme une démarche sans grand intérêt d’un point de vue économique, la collaboration entre un fabricant de cuisines équipées et un designer peut cependant se révéler – à en croire les intéressés – fructueuse à bien des égards : facteur de différenciation, visibilité accrue sur le marché, montée en gamme... voire, dans l’un ou l’autre cas, levier de croissance. Explications.
Pourquoi certains fabricants confient-ils régulièrement la conception de leurs modèles de cuisines équipées à des designers de renom ?
Le lecteur voudra bien nous excuser de poser une question qui peut lui sembler naïve mais, si l’on considère le marché à travers le prisme du “mass market”, elle semble légitime. Les leaders allemands du marché que sont Nobilia, Schüller, Häcker et consorts s’attachent rarement – voire jamais – la collaboration de créateurs et ne s’en portent pourtant pas plus mal !
Il en va de même, d’ailleurs, pour les grosses cylindrées françaises ; les groupes Schmidt (Schmidt, Cuisinella) et Fournier (Mobalpa, SoCoo’c, Perene, Hygena... et Delpha pour la salle bains) ne font – depuis quinze ans et plus – que très rarement appel aux services de designers : Iris de Mobalpa, signée par Antoine Fritsch (agence Fritsch-Durisotti) et présentée lors de l’édition 2010 d’Eurocucina comme un prototype – affichant des lignes déliées et sinueuses, et mariant bambou naturel, laque rose et Corian® – constitue l’une de ces rares exceptions qui confirment la règle. On peut également citer l’une et l’autre opération de “co-branding” : le modèle d’inspiration professionnelle Luminance/Inox Line, co-conçu en 2012 par Perene et Romain Corbière, chef des chefs de l’École de cuisine Alain Ducasse; et, plus récemment, les collaborations entre Schmidt et la maison Christian Lacroix afin de créer des décors et motifs inédits, dont “Prête-Moi Ta Plume”, imaginé par Sacha Walckhoff, directrice de création de la prestigieuse marque de Haute Couture, de prêt à-porter, de parfums ou encore d’accessoires.
Quant à la relation qu’entretiennent les industriels italiens avec les designers, c’est naturellement une tout autre histoire (et nous y reviendrons !), mais on remarquera que, parmi les trois leaders incontestés du marché transalpin, il n’y a guère que Scavolini qui puisse se prévaloir de collaborations régulières avec des créateurs d’envergure internationale.
Il nous faut donc en conclure que les cuisines de designers ne sont pas un gage de succès commercial et de développement, loin s’en faut ! Ce qu’explique très bien, du reste, culturecuisine-lemag.com dans un article baptisé “Une nostalgie française” et publié le 22 février 2022 : « Les industriels d’outre-Rhin ont bâti leur développement – avec un succès éclatant – sur une politique appliquée d’investissements massifs dans l’outil de production, le rendant toujours plus performant et permettant d’en sortir de plus grands volumes de cuisines tout en maintenant, voire améliorant leur qualité, et en les proposant à des tarifs attractifs. Par la mise en œuvre d’un cercle vertueux applicable depuis le début de l’économie moderne, l’attractivité tarifaire des modèles de cuisine allemands a permis à leurs fabricants d’en vendre davantage, donc de gagner davantage d’argent pour moderniser leurs chaines de production, donc de produire de plus grandes séries, donc d’être toujours plus compétitifs (il n’est pas dû au hasard que les deux groupes français qui ont adopté les mêmes procédés soient les seuls à se classer dans le top 10 européen, ou que Ikea soit devenu leader mondial avec cette stratégie de grandes séries uniformisées). Ce dernier point est crucial pour comprendre les raisons du succès de l’industrie allemande de cuisine. Car, ce faisant, ses acteurs ont inventé le style qui a connu la meilleure réussite de l’histoire de ce marché, depuis son apparition : le contemporain européen. Entendez, celui qui plait aux consommateurs des pays de l’U.E, ou à minima de l’Europe de l’Ouest, ce qui représente tout de même un nombre de clients potentiels suffisant pour ouvrir l’appétit de tout industriel désireux de développer ses affaires. »
DESIGNER ET INDUSTRIEL : DES LOGIQUES ANTINOMIQUES ?
En somme, ça n’est pas tant de cuisines signées par de grands noms du design dont les fabricants ont besoin pour prospérer ; s’ils veulent demeurer compétitifs, ils doivent avant tout garnir leurs catalogues de modèles blancs, noirs ou crème, affichant des lignes épurées et des façades sans poignées.
Cette standardisation poussée à l’extrême présente néanmoins l’inconvénient de lisser l’offre en matière d’esthétique, au point que les particuliers en phase de projet ont parfois du mal – après avoir visité plusieurs magasins – à différencier une cuisine de l’autre.
C’est peut-être à ce stade, d’ailleurs, que le design apporte une valeur ajoutée certaine, notamment en matière de différenciation. Mais alors comment expliquer que les grands industriels du marché soient si peu nombreux à privilégier les collaborations avec les designers ? Responsable de la marque et du digital pour Cuisines
Morel, Martin Treboux suggère une explication : « À certains égards, la logique du designer peut paraître opposée à celle du fabricant. Le premier, qui répond à une politique de volume, s’efforce de standardiser les dimensions, les couleurs ou encore les formes. À ses yeux, chaque élément qui sort du cadre constitue, d’une certaine manière, un obstacle à la productivité. Pour sa part, le designer est en quête de singularité et de particularité ; il pose des questions, cherche à comprendre l’utilisateur, ses contraintes et ses aspirations pour faire la différence et créer un produit unique. Or, pour accomplir une telle tâche, il faut parfois sortir du cadre. C’est ainsi que ces deux cultures peuvent, d’une certaine manière, passer pour antinomiques : l’usine – comme lieu du process, du cadre, du rythme, de la rationalité – s’oppose au designer, qui valorise la créativité, l’inconnu, l’exploration, etc. Finalement, ce sont deux mondes qui se connaissent assez peu alors qu’ils ont beaucoup à s’apporter, l’un et l’autre. Pour la collection de Façades Origine réalisée avec Bina Baitel, nous avons par exemple dû créer un nouvel outil de production qui nous permet de réaliser le modèle Sève et ses belles rainures en France, dans nos ateliers. Nous n’aurions peut-être pas fait cela de nous-même. Mais cette collaboration nous a poussé à sortir du cadre, et donc à nous différencier sur le marché. »
LA CUISINE S’OUVRE SUR LE SÉJOUR... ET AU DESIGN
Directeur général de Scavolini France, Roberto Gramaccioni va plus loin encore, et aborde ce sujet sous un angle historique : « La cuisine n’a pas toujours tenu le rôle prééminent dans l’habitat que nous lui connaissons aujourd’hui. Séparée, des années durant, de la salle à manger, du séjour et autres lieux de vie, elle n’était alors pensée qu’à travers le seul prisme fonctionnel de la préparation des repas. Le mot d’ordre était simple : la cuisine était conçue pour cuisiner, et pour ce faire, elle devait avant tout être pratique ! C’est d’ailleurs assez paradoxal, car sa dimension fonctionnelle n'interdisait pas pour autant (bien au contraire) l’intervention de designers... mais ceux-ci préféraient consacrer leur attention au salon, ce lieu de vie par excellence dont l’agencement souvent déstructuré – ici un sofa de Cassina, là une table basse de Poliform, là encore une suspension de Flos – permettait de laisser libre cours à leur créativité débridée ! Il n’y avait alors que quelques marques avant-gardistes, à l’image de Boffi par exemple, pour s’aventurer sur le terrain du design et s’efforcer, avec le concours de créateurs de renom, de tisser le lien entre esthétique et ergonomie, et ce afin de séduire une clientèle de niche aimant se démarquer. Mais ça n’est vraiment qu’avec l’avènement de la cuisine ouverte sur le séjour, considérée désormais comme LA pièce à vivre de l’habitat, que l’idée d’en confier sa conception à des designers s’est démocratisée. »
RESTER CONNECTÉ AVEC LES ENJEUX DE SON ÉPOQUE
Soit... Pourtant, certaines marques, à l’image de Snaidero ou de Scavolini, n’ont pas attendu cet avènement pour privilégier la collaboration avec des créateurs. Roberto Gramaccioni s’en explique : « Depuis sa création il y a plus de 60 ans, Scavolini considère que la collaboration avec des designers peut aider l’entreprise à se développer, à améliorer ses produits... et à mener une réflexion sur le rôle de la cuisine équipée au sein de l’habitat. Néanmoins, tout ne s’est pas fait en un jour. Pendant longtemps, nous avons privilégié des créateurs qui, à l’image de Silvano Barsacchi, pouvaient se targuer d’une spécialisation en cuisine ou en salle de bains; et comme je vous l’expliquais à l’instant, ils n’étaient pas si nombreux à l’époque... » et Roberto Gramaccioni de poursuivre : « À mesure que la cuisine s’est décloisonnée, s’est ouverte sur le living et a tenu un rôle de plus en plus important au sein de la maison, Scavolini s’est adaptée à cette évolution... jusqu’à devenir une marque de référence de l’ameublement, synonyme de “foyer” au sens le plus strict du terme. Jadis circonscrite à la seule pièce cuisine, notre offre est peu à peu devenue transversale et a fini par concerner toutes les pièces de l’habitat: salle de bains, living, dressing, etc. Ce faisant, les profils d’architectes et de designers avec lesquels Scavolini collaborait jusqu’alors sont, eux aussi, devenus plus éclectiques et moins connotés “cuisine” : Fabio Novembre, Luca Nichetto, Ora-ïto, Sato Oki (studio Nendo), Spalvieri & Del Ciotto, Vittore Niolu, etc. Ce qui est logique, somme toute : tandis que la cuisine sortait de son cocon, le fabricant de cuisines que nous sommes s’ouvrait, lui aussi, à de nouveaux horizons en matière de collaborations avec des créateurs. Au point même que nous ne nous sommes pas limités à ces derniers, comme le prouvent notre partenariat avec le chef étoilé Carlo Cracco pour la cuisine Mia, ou encore le co-branding avec la marque Diesel pour le modèle éponyme. Avec toujours, en toile de fond, la vision claire qui est la nôtre: favoriser l’échange d’idées pour faire progresser notre métier. »
Une réflexion sur laquelle rebondit Martin Treboux : « Le design peut être considéré comme un outil de transformation, dans la mesure où le designer fouille, questionne, interroge et n’hésite pas à sortir des sentiers battus : parfois, cela dérange... Mais cela permet aussi de sortir de sa zone de confort et de se remettre en cause. Grâce au design, nous innovons, nous restons compétitifs... et surtout connectés avec les enjeux de notre temps. »
C’est également l’avis de la marque italienne Cesar, dont le parti-pris design permet de rester... à la page : « Nous avons choisi de collaborer avec le studio Garcia Cumini parce que nous avons été immédiatement séduits par leur approche du “slow design” et par la diversité de leurs compétences, qui vont du design de produit à l'installation artistique de marque, et de la direction artistique à l'architecture temporaire, explique Gina Cester. CEO de Cesar. Ils ont été et sont toujours capables de comprendre nos besoins et de nous aider à créer des produits intemporels... tout en restant à l'affût des tendances du marché, voire en les prédisant. »
UN FACTEUR DE DIFFÉRENCIATION... ET PARFOIS DE CROISSANCE
Cette faculté d’anticipation des tendances a sans doute motivé nombre de fabricants (surtout italiens) à s’attacher les services d’architectes et de créateurs pour concevoir tout ou partie de leurs modèles : Boffi, Molteni&C Dada, Scavolini, Saidero, Aran Cucine, Rastelli, Arrital, Effeti, Valcucine, Arclinea, Cesar, Ernestomeda, etc. Des industriels certes moins “grands” que les leaders cités en incipit de cet article, mais tout de même importants et, pour certains d’entre eux, iconiques.
Pour leur part, les fabricants français n’ont jamais entretenu cette même relation intime au design que privilégient leurs cousins transalpins... même si Arthur Bonnet a longtemps fait figure d’exception (en travaillant avec Thibault Desombre, Christian Ghion, Véronique Mourrain et Xavier Moreau) et si Cuisines Morel, après une première expérience en 2017 avec la jeune designer Marion Brun (collection Design Industriel, prix de l'innovation du SADECC 2019), vient de dévoiler la collection Origine, signée par Bina Baitel. Pourquoi avoir fait ce choix ? « L’innovation fait partie intégrante de notre ADN, répond Martin Treboux. En effet, depuis que l’entreprise a été créée en 1932 par Joseph Morel, elle s’est sans cesse renouvelée: aux meubles ont succédé les skis, les buffets, les cuisines puis les éléments d’aménagement intérieur, etc. Or cet état d’esprit, qui a poussé la société à explorer sans répit de nouveaux champs d’applications, témoigne d’une volonté d’être toujours à la pointe des tendances. Dans ce contexte, travailler avec des designers pour concevoir des produits innovants, dans le temps, et que les particuliers ne verront pas forcément chez nos confrères, va de soi ! »
Directeur général d’Arrital, Christian Dal Bo considère lui aussi le design comme un facteur fort de différenciation : « Depuis 2011, Arrital a choisi d'adopter une direction artistique en s'associant à l'architecte Franco Driusso. Ce choix reflète une approche stratégique qui vise à apporter recherche, innovation, expertise et cohérence aux collections, dans une logique de spécialisation. La présence d'une direction artistique permet à Arrital de se différencier sur le marché, en proposant des produits qui répondent non seulement à des besoins fonctionnels, mais aussi à des exigences esthétiques et de design. Cette approche a permis de construire une image de marque qui allie qualité, design et innovation, rendant nos produits “Made in Italy” désirables et reconnais- sables au niveau national et international. » Gina Cester ne pense pas autrement : « En 2014, nous avons pris la décision cruciale de commencer à collaborer avec des designers afin de repositionner notre marque sur le marché. Ce choix a été déterminant pour restaurer la visibilité de notre marque, renforcer notre identité et établir un style distinctif qui nous différencie. »
Une différenciation par le design qui, dans le cas de Cesar, semble avoir porté ses fruits en matière de résultats économiques : « En nous concentrant sur notre image de marque et notre visibilité, nous sommes devenus un leader reconnu dans le segment moyen/haut de gamme dans le monde entier, ainsi que l'un des rares fabricants italiens de cuisines à détenir une part de marché internationale constante de plus de 58 %, poursuit Gina Cester. En outre, au cours des huit dernières années, notre
chiffre d'affaires a doublé, passant de 20 à 40 millions d’euros. »
UN CONCEPT MARKETING, VRAIMENT ?
Il n’en demeure pas moins que le design est considéré par nombre d’acteurs et d’observateurs du marché comme un concept purement marketing. « C’est sans doute vrai, mais dans le bon sens du terme, souligne Martin Treboux. Le design est un concept marketing dans la mesure où il nous permet d’affirmer notre différence : nous ne sommes pas comme les autres ! En effet, nous ne voulons pas nous arrêter à la standardisation ou à répondre aux besoins de base. Nous souhaitons aller un peu plus loin et proposer des choses différentes pour réaliser les rêves d’intérieur de nos clients. » Et de poursuivre : « Par ailleurs, nous avons une histoire, des valeurs, un ADN dont nous sommes fiers et que nous voulons illustrer à travers nos produits. Or travailler avec un ou une designer va nous permettre de conter l’histoire en question ; en cela, le design est un outil marketing. Une personne peut, par exemple, être touchée par la communication autour de la collection Origine, se rendre en magasin pour la découvrir et, en fin de compte, acheter un tout autre modèle. Aussi, lorsque le travail est bien fait et que l’histoire résonne dans l’esprit du consommateur, le commerce suit aussi ! »
Quant à Roberto Gramaccioni, il considère que « si le projet de conception d’une cuisine en collaboration avec un designer part d’une feuille blanche, s’il est développé avec une agence dont la réputation est internationale, si cette dernière prend le parti de se déplacer à l’usine, s’engage pleinement dans le projet (parfois sur plusieurs années) et instaure avec le fabricant un échange fructueux... on n’a tout simplement pas le droit de parler d’opération marketing ! Songez par ailleurs que ces noms que nous associons à la conception de nos modèles, et qui pour certains sont exposés au Centre Pompidou ou au MOMA de New York (comme Nendo), sont parfaitement inconnus de la plupart des cuisinistes en France et en Europe, sans même parler du Grand Public. Aurions-nous pris la peine, dans ces conditions, de travailler avec eux dans un simple but marketing ? »
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