Christophe Gazel, directeur général de l’Institut de la Maison – IPEA
Christophe Gazel (IPEA) : «Confronté à la fin de l’euphorie post-Covid et à un net repli de l’activité, le marché va entrer dans une phase de rationalisation des prix. »
Atterrissage du marché en 2022 et prévisions 2023, évolution du panier moyen, recours au financement/crédit, rationalisation des prix, essor (ou non ?) à venir du e-commerce, difficultés actuelles rencontrées par les acteurs du marché… Directeur général de l’Institut de la Maison – IPEA, Christophe Gazel n’a pas dérogé au franc-parler qui le caractérise et a livré, à l’intention des lecteurs de Cuisines & Bains Magazine, un regard impartial et sans concession sur la filière cuisine. À lui la parole !
CUISINES & BAINS MAGAZINE : Vous évoquiez, lors du dernier colloque “Perspectives Meuble & Maison 2023” organisé par l’Institut de la Maison en décembre dernier, un atterrissage entre 0 et 3 % de croissance pour le marché de la cuisine équipée en 2022 : cette estimation est- elle toujours d’actualité ?
CHRISTOPHE GAZEL : Les chiffres arrêtés de l’exercice 2022 pour le marché du meuble – dévoilés le jeudi 9 mars par la FNAEM, l’Ameublement français et l’IPEA – font état, pour le segment de la cuisine (CA de 4,23 milliards d’euros TTC), d’une progression de 1 % par rapport à l’exercice précédent ; un score inhabituel pour ce produit, qui truste habituellement les premières places lorsque vient le moment de dresser les bilans annuels.
Dans une période difficile économiquement pour les Français, l’investissement nécessaire à l’achat freine bon nombre de ménages depuis plusieurs mois. Ces derniers ne sont pas prêts à s’engager dans des achats financièrement impliquant dans une période où les hausses de prix successives menacent leur pouvoir d’achat.
Précisons cependant que, par rapport à 2019, dernière année pré-covid, la cuisine est (avec le jardin) le segment qui enregistre la plus forte progression par rapport à ce dernier exercice de référence (+ 17,2 %) ; mais difficile de dire quelle part dans cette belle progression est liée à la hausse des prix, et quelle part est la conséquence d’une hausse réelle de l’activité et des volumes vendus
CBM : Quid du panier moyen en 2022 ?
CHRISTOPHE GAZEL : Publié il y a tout juste quelques semaines, le « Profil 2023 by Sofinco Partner » mentionne, pour la filière cuisine, un panier moyen de 6600 € en 2022 (vs 6130 € l’année précédente), et un panier moyen à crédit de 6469€ (vs 6430€ en 2021).
Le constat s’impose de lui-même : l’évolution du panier moyen en 2022, première année post-Covid, est à la hausse; il a même, ces deux dernières années, très fortement augmenté chez certains spécialistes, qui ont profité d’un contexte où les Français, à la tête d’une épargne « forcée » conséquente, ont massivement arbitré ( jusqu’au second semestre 2022, en tout cas), en faveur de l’habitat, et notamment de la pièce cuisine.
On remarque cependant que le panier moyen à crédit n’a, pour sa part, quasiment pas évolué. Ainsi les Français ont-il pu consacrer des sommes significatives à l’achat de leur cuisine sans besoin particulier de financement ; ce qui explique, d’ailleurs, que le recours au crédit a chuté au sein de toutes les enseignes spécialistes. À la différence d’un acteur comme Ikea, du reste, dont le succès affiché l’an passé (un article publié le 05 février par notre confrère Le Parisien fait état d’un chiffre d’affaires, en octobre 2022, en hausse de 14% sur le segment cuisine, NDLR) tient en grande partie à sa solution de financement/crédit développée en partenariat avec Sofinco et lancée en avril dernier, qui permet au consommateur de régler en 20 ou 30 mensualités sans frais des achats dépassant 2 000 €.
CBM : Pensez-vous que les enseignes spécialistes renforceront, en 2023, le poids du financement dans leurs stratégies commerciales ?
CHRISTOPHE GAZEL : Oui, je le pense. Le financement constitue un levier de croissance intéressant pour le marché de la cuisine équipée, confronté à des clients potentiels de plus en plus frileux dans un contexte inflationniste et pris à la gorge par la hausse des coûts énergétiques; les arbitrages forcés ne bénéficiant plus à la cuisine, il faut aller «chercher le client», si j’ose m’exprimer ainsi.
C’est aussi la raison pour laquelle le marché va également entrer dans une phase de rationalisation des prix; directrice générale d’Ixina France, une enseigne dont le panier moyen est de 8500€, Élodie Coutand expliquait ainsi, dans l’article du Parisien mentionné en début d’entretien, que, je la cite,: « Nous proposerons d’ici peu un modèle à 3990€ pour les primo-accédants. »
Ne perdez pas de vue que, dans le secteur de la cuisine équipée, les circuits de spécialistes sont adossés à des industriels dont l’objectif principal est de faire du volume afin que les usines produisent. Dans le contexte que nous connaissons actuellement, force est donc, pour les distributeurs, de rogner sur les prix, donc sur les marges. Ce qui, de mon point de vue, pose la question du modèle économique de certains franchisés.
CBM : Vous vous êtes d’ailleurs exprimé sur ce sujet dans les colonnes du Parisien. Je vous cite : « Cette histoire [des dépôts de bilan de quatre magasins Cuisinella en Île-de-France] est un prélude, car tous les acteurs qui n’ont pas les reins assez solides en termes de trésorerie risquent le dépôt de bilan. » La situation est-elle si dramatique ?
CHRISTOPHE GAZEL : Le mot « dramatique » n’est pas le bon ; il n’y a aucun risque d’effondrement de la filière. Songez que, quand on compare 2022 à 2019, certains spécialistes cuisine affichent une croissance moyenne de près de 20 %. Néanmoins, le marché est indéniablement à la baisse en termes de bons de commande enregistrés, et ce depuis le second semestre 2022. Je ne dispose pas encore des chiffres exacts, mais les spécialistes cuisine devraient clore le mois de janvier en baisse de 10 % à peu près par rapport à N-1. Aussi les cuisinistes (franchisés et indépendants) qui ne disposent pas d’une trésorerie suffisante peuvent-ils se retrouver en délicatesse au cours de ce premier semestre 2023. Par ailleurs, n’oubliez pas que les transactions immobilières, ainsi que les permis de construire délivrés, notamment pour les maisons individuelles, sont en net repli.
CBM: Est-ce à dire que la filière cuisine pourrait connaître, à terme, les mêmes difficultés que le secteur du prêt-à-porter, qui voit les dépôts de bilan et les liquidations judiciaires (Camaïeu, Kookaï, Go Sport, André, San Marina, etc.) se succéder ?
C. G. : Le parallèle est intéressant. À augmenter drastiquement les surfaces de vente, à trop mailler le territoire, la distribution de textile milieu de gamme, désormais confrontée à une baisse de la consommation, à une mutation des comportements d’achat des jeunes consommateurs (qui achètent plus volontiers du vintage chez Kilo Shop que du neuf) et à l’arrivée sur le marché de l’enseigne à bas prix Primark, est en train d’exploser en plein vol ! Peut-être ce phénomène est-il annonciateur de difficultés similaires, à moyen terme, pour certains acteurs de la filière cuisine…
Ce dont je suis sûr, c’est que trois phénomènes ont durablement marqué le secteur ces dernières années : la nette domination d’Ikea, le renforcement de la stratégie des grandes surfaces de bricolage, qui pèsent désormais 21 % de parts de marché de la filière cuisine, et la montée en puissance des réseaux de distribution. D’après moi, la prochaine évolution viendra de ces mêmes réseaux qui, pour continuer à mailler le territoire et à se développer, lanceront des concepts plus accessibles en termes de prix.
CBM: Songez-vous, entre autres, au e-commerce quand vous évoquez ces nouveaux concepts ?
C. G. : Non, l’heure de la vente en ligne n’a pas encore sonné pour la cuisine équipée. Épaulé par Weber Industries, Cdiscount cuisine n’a, par exemple, pas réussi à percer sur ce créneau-là l’an passé. Quand aux enseignes de distribution spécialisées, elles digitalisent de plus en plus le parcours d’achat, mais la transformation finale continue de se faire très majoritairement en magasin ; leurs réflexes de spécialistes « physiques » les handicapent pour passer au tout e-commerce, si j’ose dire.
Je crois plus volontiers, en ce qui concerne ce canal, à la percée éventuelle d’un acteur hors-secteur, ou à celle d’une start-up entièrement autonome et adossée à un industriel. Autre possibilité : l’arrivée sur ce créneau d’un acteur du marché mais qui n’est pas présent sur le territoire national, et qui peut donc prendre des risques sans craindre de nuire à son « business model » classique !
CBM : Un mot pour finir : quel sera, selon vous, l’atterrissage du marché à fin 2023 ?
C. G.: Je pense qu’un repli de 5% est une estimation raisonnable… quoique peut-être un peu trop optimiste. Qui vivra verra !